«Mon Dieu, mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné?» Dans le cadre des conférences de Carême à St-Michel-de-Sillery... pour ceux qui voudraient ré-écouter la conférence de sœur Francine Bigaouette, ou en lire le texte... (17 mars 2024).
Depuis le début de la nouvelle année liturgique (année B) qui a commencé avec le temps de l’Avent, l’Église célèbre chaque dimanche la Bonne Nouvelle du salut en Jésus Christ en se mettant spécialement à l’écoute de l’Évangile selon saint Marc. Lors du dimanche des Rameaux, le 24 mars prochain, nous serons donc convoqués à faire mémoire de l’entrée triomphale du Christ à Jérusalem et de sa Passion en nous mettant à l’écoute du récit de Marc. Celui-ci, comme l’évangéliste Mathieu d’ailleurs, mentionne une seule parole prononcée par Jésus crucifié. Et cette parole est un cri de profonde détresse adressé à Dieu son Père : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné? » (Mc 15, 34); un cri qui nous étonne, mais qui en même temps nous permet d’entrevoir jusqu’où le Christ a consenti à ‟descendre”… par amour pour nous, pour l’humanité entière. À quelques jours de la Semaine Sainte, je vous propose donc une méditation du mystère de la Croix à partir de cette parole-cri du Christ.
Dans son récit de la crucifixion de Jésus, saint Marc nous fait entendre les propos moqueurs lancés à Jésus suspendu à la croix :
« Les passants l’injuriaient en hochant la tête : ils disaient : “Hé ! toi qui détruis le Sanctuaire et le rebâtis en trois jours, sauve-toi toi-même, descends de la croix !” De même, les grands prêtres se moquaient de lui avec les scribes, en disant entre eux : “Il en a sauvé d’autres, et il ne peut pas se sauver lui-même ! Qu’il descende maintenant de la croix, le Christ, le roi d’Israël ; alors nous verrons et nous croirons.” » (Mc 15, 29-32)
À ces sarcasmes, qui sûrement l’atteignent en plein cœur, Jésus réagit non pas en rendant l’insulte pour l’insulte, mais en s’avouant, semble-t-il, vaincu puisqu’il crie d’une voix forte : « Éloï, Éloï, lema sabactani ? ». Ce cri prononcé en araméen, la langue maternelle de Jésus, Marc en fournit immédiatement la traduction grecque qui signifie en français : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mc 15, 34). Un tel cri nous surprend, car Jésus ne dit pas simplement qu’il se sent délaissé, abandonné de Dieu, mais que celui-ci l’a abandonné. Bien plus, dans ce cri, Jésus se dit incapable de comprendre ce délaissement, cet abandon dans lequel il est plongé : « pourquoi m’as-tu abandonné? »
Vous est-il déjà arrivé de vous sentir abandonnés de Dieu? Pensez-vous que, dans de telles circonstances, il est juste de penser que Dieu nous a réellement abandonnés? Ne serait-ce pas manquer de foi en lui que de le penser? Pour répondre à ces questions, il nous faut préciser le sens biblique du verbe « abandonner » lorsque cette action est attribuée à Dieu. Dans l’Ancien Testament, il est dit que Dieu abandonne un croyant ou encore son peuple lorsqu’il laisse les événements se dérouler selon leur cours sans intervenir pour libérer ceux et celles qui en subissent les conséquences douloureuses. Un exemple très significatif pour nous est le second verset du psaume 22 que Jésus, nourri des Saintes Écritures, reprend justement dans son cri de détresse sur la croix. Dans ce psaume, un juste, persécuté, crie vers Dieu : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné? » Et il continue en disant : « Mon Dieu, j'appelle tout le jour, et tu ne réponds pas […]. Et moi, je suis un ver, pas un homme, raillé par les gens, rejeté par le peuple. Tous ceux qui me voient me bafouent, ils ricanent et hochent la tête : “Il comptait sur le Seigneur : qu'il le délivre ! Qu'il le sauve, puisqu'il est son ami !” » (Psaume 22, 2-3.7-9). Comme ce juste persécuté, Jésus, accablé de souffrance, est devenu la risée des gens, le mépris du peuple. Et Dieu, son Père, n’intervient pas pour le libérer de ses oppresseurs, pour l’arracher à la croix. Cette non-intervention de Dieu, selon le langage de l’Ancien Testament, s’appelle « abandon ». Est-ce à dire pour autant que Dieu n’est plus avec Jésus, qu’il lui a retiré sa présence bienveillante?
En lisant attentivement le récit de Marc, nous découvrons que Dieu, contrairement aux apparences, est là, présent et agissant, en son Fils crucifié. En effet, immédiatement après que Jésus eut expiré en jetant à nouveau un grand cri, « le rideau du Sanctuaire, dit saint Marc, se déchira en deux, depuis le haut jusqu’en bas. » (Mc 15, 38) En usant de la tournure juive qui, par respect pour le saint Nom de Dieu, ne mentionne pas l’auteur divin de la déchirure de haut en bas, l’évangéliste Marc laisse entendre que Dieu est mystérieusement à l’œuvre dans cet acte. Rappelons ici ce qui avait été dit quelques heures plus tôt au procès de Jésus : « Nous l’avons entendu dire : “Je détruirai ce Sanctuaire fait de main d’homme, et en trois jours j’en rebâtirai un autre qui ne sera pas fait de main d’homme.” » (Mc 14, 58) Le vrai Sanctuaire, le lieu où Dieu se rend présent à son peuple, ce n’est plus celui de Jérusalem, car Dieu vient d’en déchirer le rideau qui y donnait accès. Le vrai Sanctuaire, c’est Jésus lui-même qui vient de mourir après avoir crié : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné? »
Sur la croix, Jésus a expérimenté la détresse spirituelle de se sentir abandonné de Dieu; et cette détresse l’a conduit à demander à son Père, dans un grand cri, pourquoi il l’avait délaissé. Nous pouvons ici remarquer un contraste avec la façon dont il envisageait sa passion et sa mort dans les heures précédentes. Ainsi, la veille de sa passion, alors qu’il partageait son dernier repas avec ses disciples, Jésus s’est donné librement aux siens sous les signes du pain et du vin : « Prenez, ceci est mon corps […]. Ceci est mon sang, le sang de l’Alliance, qui va être versé pour la multitude » (Mc 14, 22-24). Puis, au jardin de Gethsémani, alors qu’il commençait à ressentir frayeur et angoisse, il « priait (son Père) pour que, s’il était possible, cette heure s’éloigne de lui », tout en ajoutant : « Cependant, non pas ce que moi, je veux, mais ce que toi, tu veux! » (Mc 14, 35-36) Il se montrait alors fidèle à ce qu’il avait dit à l’apôtre Pierre au moment où celui-ci contestait ce qu’il venait d’annoncer au sujet de sa Passion. Il lui avait alors répondu : « Tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. » (Mc 8, 33) Jésus s’est dirigé vers sa Passion et s’est engagé en elle sachant très bien qu’il lui fallait, en raison même de la dureté du cœur humain, souffrir et mourir pour le salut de tous.
Une intervention miraculeuse du Père pour libérer son Fils de l’hostilité de ses adversaires aurait été contraire à ce que Dieu veut être pour nous : non pas un Dieu exerçant sa puissance pour nous éclabousser, pour se montrer vainqueur, mais un Dieu dont la puissance est celle-là même de l’amour, un amour soucieux du bien de ceux et celles qu’il aime et qu’il appelle à entrer dans la joie de son Royaume. C’est cette puissance, et non une puissance semblable à celle des grands de ce monde (cf. Mc 10, 42), que nous confessons dans le Credo : « Je crois en Dieu le Père tout-puissant… ». Rappelons-nous qu’au jardin de Gethsémani, alors que Judas et les gardes s’approchaient pour se saisir de lui, Jésus dit à l’un de ses disciples qui sortait l’épée pour le défendre : « Crois-tu que je ne puisse pas faire appel à mon Père ? Il mettrait aussitôt à ma disposition plus de douze légions d’anges. Mais alors, comment s’accompliraient les Écritures selon lesquelles il faut qu’il en soit ainsi ? » (Mt 26, 53-54)
Nous venons de voir qu’en toute lucidité et liberté, Jésus s’est engagé dans sa Passion en fidélité à la mission reçue de son Père. Comment comprendre alors que, sur la croix, il se sente maintenant abandonné de Dieu? Pour approcher ce mystère, il est important de prendre conscience tout d’abord de la situation physique dans laquelle il se trouve sur la croix. Il est extrêmement affaibli par les blessures corporelles et la perte de sang causées par la flagellation, le couronnement d’épines, le portement de la croix et la crucifixion. Suspendu à la croix, il doit chercher constamment son souffle en soulevant péniblement son corps pendu au bois. Pleinement humain comme nous, il ressent l’angoisse devant la mort cruelle et infâme qui l’enserre.
Mais il y a bien plus encore, car la souffrance de Jésus, tout en étant humaine, est aussi unique comme lui est unique. Près de lui, les passants et les chefs religieux crient : « Si tu es vraiment le Messe, descends de la croix! » (Mc 15, 29-32) Ces paroles atteignent Jésus en plein cœur et mettent durement à l’épreuve sa confiance dans le Père, sa certitude que c’est bien de cette manière que doit s’accomplir sa mission. N’est-il pas venu pour instaurer le Règne de l’amour du Père dans le monde? Humainement parlant, il semble avoir plutôt échoué. Il sent alors peser lourdement, en son corps et en son âme, le poids du « non » que lui oppose le cœur endurci des humains. Et Dieu garde silence… En ces heures de ténèbres, Jésus ne sent plus la présence de son Père tant aimé, cette présence qui est sa vie, sa joie, sa lumière. Il est alors plongé dans une obscurité abyssale qu’exprime son cri : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné? »
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le cri de Jésus exprime pourtant qu’il garde la certitude que son Père lui demeure présent et qu’il réalise son dessein de salut au cœur même du drame dans lequel il est plongé. En effet, un détail important est à remarquer : Jésus ne se pose pas à lui-même la question « Pourquoi Dieu m’a-t-il abandonné? », mais s’adresse à Dieu lui-même, à son Dieu, le Dieu de l’Alliance qui est aussi son Père, en lui disant : « Pourquoi m’as-tu abandonné? » Le fait qu’il parle à Dieu en lui disant « tu » fait toute la différence. En effet, si Jésus pose sa question à Dieu – donc s’il fait de celle-ci une prière –, c’est parce qu’il sait, au fond de son cœur, que Dieu est présent et qu’il peut lui répondre. « La puissance de [son] espérance a percé la nuit[1] » dans laquelle il est plongé. Une certitude l’habite, infiniment plus forte que le sentiment d’abandon qui l’étreint douloureusement : la certitude que « la mort ne peut [le] garder sur la croix […], [que] la joie ne peut s’être éteinte à jamais[2] », cette joie qui lui vient de son intime communion avec son Père. Par ce grand acte d’espérance, Jésus remet tout son être entre les mains de ce Père capable de l’accueillir auprès de lui.
Puis vient le matin de Pâques où apparaît au grand jour le mystère de Vie qui s’est secrètement produit sur la croix : Christ est ressuscité! Christ est entré dans la plénitude de la Vie! La mort est désormais derrière lui! Il l’a vaincue une fois pour toutes en la traversant de part en part, et en l’affrontant sur son propre terrain.
Pourquoi fallait-il que Jésus vive une telle détresse, une telle désolation? Afin que se réalise le grand désir du Père qui est aussi celui de son Fils : rejoindre les hommes et les femmes de tous les temps dans leur éloignement de Dieu, dans leur solitude, dans leur angoisse, dans leur souffrance parfois insupportable, pour que lui, leur Créateur et Sauveur, soit présent là même où tout crie son absence; pour que la vie, sa Vie, surgisse là même où règnent le mal et la mort.
Devant le mal, l’injustice et la souffrance humaine, il nous arrive de nous poser la question : Pourquoi Dieu laisse-t-il faire tout cela? Pourquoi n’intervient-il pas? Même si nous reconnaissons que Dieu, Source de tout bien, ne peut être l’auteur du mal; même si nous sommes conscients que le mal entretient des liens avec notre fragilité de créatures et, surtout, avec les égarements de notre liberté, cela ne nous apporte pas de réponse satisfaisante. Nos esprits et nos cœurs demeurent dans l’obscurité… La seule réponse qui puisse vraiment illuminer nos cœurs et les pacifier n’est pas de l’ordre de l’explication et des idées. Elle est une personne qui nous appelle à lui donner notre foi; une personne dont la crédibilité est absolue : la personne même du Fils de Dieu qui, par amour pour nous, s’est fait l’un de nous jusqu’à prendre sur lui notre mal et notre mort. « Moi, nous dit-il, je suis la Lumière du monde. Celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, il aura la lumière de la Vie. » (Jn 8, 12) La lumière que le Christ Jésus désire nous communiquer est celle de la Vie qu’il est lui-même. Pour avoir accès à cette lumière, il nous faut en quelque sorte “risquer” de croire en lui et nous mettre en marche à sa suite. Les ténèbres présentes dans le monde et dans nos vies ne disparaîtront pas pour autant comme par magie. Mais en suivant Jésus, nous ne marchons plus dans les ténèbres… à tâtons… sans espérance …, car brille en nous, au fond de notre âme, la lumière de la Vie qu’il est lui-même et qui nous conduit au Père, Source de toute vie (cf. Jn 14, 6).
Je termine avec ces mots de saint Paul :
« Que dire de plus? Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? Il n’a pas épargné son propre Fils, mais il l’a livré pour nous tous : comment pourrait-il, avec lui, ne pas nous donner tout ? […] alors, qui pourra nous séparer de l’amour du Christ ? la détresse ? l’angoisse ? la persécution ? la faim ? le dénuement ? le danger ? le glaive ? […] Mais, en tout cela nous sommes les grands vainqueurs grâce à celui qui nous a aimés. Oui, j’en ai la certitude : […] rien ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu qui est dans le Christ Jésus notre Seigneur. » (Ro 8, 31-32.35.37.38.39)
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[1] Hymne Bientôt l’aurore (CFC).
[2] Hymne La mort ne peut me garder (Didier Rimaud).